Individus et sociétés : regards scientifiques

Par Roxane de la Sablonnière, Ph.D.
Professeure titulaire du département de psychologie de l'Université de Montréal
Directrice du laboratoire sur les changements sociaux, l'adaptation et le bien-être
Co-fondatrice du Projet InterCom


 

Comprendre l’obéissance à l’autorité

Article de blogue s'inspirant d'une chronique radio diffusée le 5 mai 2022 par le Canal M à l’émission « Aux Quotidiens »  


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L’obéissance à l’autorité est un sujet qui a passionné les chercheur.euse.s en psychologie sociale, depuis des décennies. Nous préférons aviser les lecteur.trice.s que le contenu de cette chronique aborde des sujets difficiles. 

 

Des questions fondamentales en psychologie sociale 

En rappel, la psychologie sociale est l’étude scientifique de l’humain et de sa complexité dans son environnement social. Cette discipline est née de grands questionnements liés aux horreurs de la Deuxième Guerre mondiale à la fin des années 1940. Les équipes de recherche désiraient comprendre pourquoi autant d’Allemands avaient été impliqués dans le génocide des Juifs. Elles se demandaient : « Est-ce un trait allemand d’obéir ainsi à l’autorité d’Hitler et des hauts dirigeants nazis ? Et nous, dans la même situation, qu’aurions-nous fait ? »  

Ces questions sont toujours d’actualité, puisque toute guerre implique que des gens obéissent à l’autorité. Nous pouvons donc nous demander, par exemple, pourquoi la population russe soutient autant son président, Vladimir Poutine, dans le contexte de la guerre en Ukraine, où des millions de personnes sont forcées de se déplacer et des milliers ont perdu vie.  

Devant toutes ces horreurs, nous pouvons facilement nous sentir dépassé.e.s. Mieux saisir les processus psychologiques en jeu dans l’obéissance à l’autorité peut nous aider à mieux comprendre ces situations. 

 

Les recherches scientifiques sur l’obéissance 

D’abord, l’obéissance à l’autorité est un phénomène normal que nous vivons tous et toutes dans notre quotidien. La plupart d’entre nous respectent plusieurs règles sociales qui nous permettent de bien fonctionner en société, et auxquelles nous obtempérons dans la plupart des cas.

Par exemple, nous respectons les règles sur la route et suivons les ordres de notre patron.ne lorsqu’elle ou il nous demande d’exécuter une tâche. 

Mais qu’en est-il de l’autorité qui peut nous influencer à faire du mal à un autre être humain? Est-ce une affaire russe ou allemande, ou bien est-ce plutôt une affaire qui concerne tous les humains ? En d’autres mots, est-ce un trait spécifique à certaines personnes ou bien avons-nous tous et toutes tendance à obéir sans trop nous questionner, lorsqu’un ordre nous est donné ? 

En 1963, un chercheur en psychologie sociale, Stanley Milgram, a tenté de répondre à cette question. Il a mis en place une expérimentation extrêmement ingénieuse, qu’il a reproduite des dizaines de fois, comme l’ont également fait d’autres équipes de recherche. L’expérimentation se déroule ainsi : l'équipe de recherche convoque 40 participant.e.s à une expérimentation scientifique qui se tient dans une prestigieuse université américaine. Chaque participant.e arrive en même temps qu’un.e autre participant.e, qui est en réalité un.e comédien.ne recruté.e comme complice de l’expérimentateur.trice, à l’insu de la première personne participante.  

L’expérimentateur.trice explique aux deux personnes que l’expérimentation porte sur la mémoire et l’apprentissage. L’une des deux personnes doit jouer le rôle de l’élève qui apprend et l’autre, de la ou du professeur.e qui pose des questions et qui punit l’élève si elle ou il fait des erreurs. Avant de débuter, l’expérimentateur.trice les avise qu’elles et ils seront payé.e.s l’équivalent de 40$ (en argent d’aujourd’hui) pour leur participation et qu’elles ou ils recevront ce montant, peu importe ce qui se passe au cours de l’expérimentation. Donc, si elles ou ils obéissent à ses ordres, ce ne sera pas pour l’argent.  

Lors d’un tirage au sort truqué, l’expérimentateur.trice assigne le rôle de la ou du professeur.e à la personne participante. Le rôle de l’élève est toujours assigné à la personne complice, donc au ou à la complice, qui agira de la même manière successivement avec tous.tes les participant.e.s.  

Lorsque l’élève ne répond pas bien à des questions de mémoire, l’expérimentateur.trice invite l’autre personne  à lui administrer une décharge électrique à l’aide d’un bouton, qui est de plus en plus fort à mesure que l’expérimentation avance. Il y a au total 30 niveaux de chocs, allant d’un choc léger à un choc grave causant la mort.  L’élève (qui est en fait un.e acteur.trice) commet souvent des erreurs et au début, elle ou il réagit lors de la réception des chocs. Par exemple, elle ou il gémit ou se plaint d’avoir des problèmes cardiaques. Lorsque les chocs augmentent trop, elle ou il arrête même de réagir. Si la ou le participant.e doute et qu’elle ou il ne veut plus donner de chocs, l’expérimentateur.trice l’encourage à continuer. Après trois refus, l’expérimentation est terminée. 

 

Des résultats surprenants 

Stanley Milgram, avait émis l’hypothèse qu'une infime minorité de participant.e.s se rendraient jusqu’au bout en termes d’obéissance à l’expérimentateur.trice, c’est-à-dire qu’elles ou ils se rendraient jusqu’à administrer les chocs électriques les plus forts, qui pouvaient tuer l’élève.  Avec une quarantaine de psychiatres, ils avaient émis l’hypothèse que 4% et moins des participants se rendraient là. Le chercheur a aussi demandé l'avis d'une centaine d’étudiant.e.s en psychologie, qui ont formulé la même hypothèse. Or, les résultats ont été tout à fait différents et surpris tout le monde, incluant Milgram. Au lieu de 3-4% des participants qui se sont rendus au bout de l’expérimentation, il était plutôt question de 65% ! 

Plus des deux tiers des participant.e.s ont obéi à l’autorité qui leur demandait d’infliger à un humain des chocs électriques pouvant causer la mort. 

 

Face à ces résultats, comment continuer à avoir espoir dans l’humanité ? 

Cette expérimentation a été répétée à maintes reprises. Des équipes de recherches suisses l’ont même reproduite en 2010 dans une émission de téléréalité où, au lieu d’un.e expérimentateur.trice, les participant.e.s devaient obéir à l’autorité de l'animatrice. Les résultats ont été les mêmes (Vaidis, 2011).  

Stanley Milgram a toutefois fait quelques variantes à son expérimentation originale qui peuvent nous donner un peu d’espoir. Au lieu de faire venir un.e participant.e, il en faisait venir trois (en plus de la personne complice qui joue le rôle de l’élève), donc deux complices qui jouent différents rôles : l’un.e posait les questions, l’autre décidait du voltage des chocs. La personne participant à l’étude (qui est le ou la seul.e à ne pas être un.e complice) devait donc donner les chocs.  

Lorsque les deux complices remettaient en question l’idée de donner des chocs, les équipes de recherche assistaient à une mini-révolte et ont vu une diminution drastique de l’obéissance à l’autorité, qui est passée de 65% à 10%. Sans l’appui des autres pour son geste, et même en présence de l’expérimentateur.trice qui représente l’autorité, un nombre beaucoup plus important de participant.e.s refusaient de passer à l’acte. 

L’espoir se trouverait donc dans l’influence des personnes qui résistent à l’autorité. 

 

Conclusion : que retenir des études sur l’obéissance ? 

Les études de Milgram sur l’obéissance à l’autorité confirment qu’il ne s’agit pas d’un phénomène propre à certains peuples, mais qu'il s'agit plutôt d'un phénomène humain, ce qui ne le rend évidemment pas plus acceptable.  

Prendre conscience de ce phénomène bien réel nous oblige à voir ce qui est déplorable chez l’être humain, notamment que dans certaines conditions, il ne remet pas en question l’autorité, ce qui peut représenter un réel danger. S’ouvrir les yeux sur cette question permet également de voir ce qui est beau chez l’être humain, comme le courage qui pousse certain.e.s à défier une autorité malfaisante. 

 


 

Références 

Burger J. M. (2009). Replicating Milgram: Would people still obey today?. The American psychologist, 64(1), 1–11. https://doi.org/10.1037/a0010932 

Kassin, S., Fein, S., & Markus, H. R. (2020). Social Psychology (with APA Card). (n.p.): Cengage Learning. 

Milgram, S. (1963) Behavioral Study of Obedience. Journal of Abnormal and Social Psychology, 67, 371-378. 

Milgram, S. (1974). Obedience to Authority : An Experimental View. Harper & Row, New York. 

Vaidis, D., & Codou, O. (2011). Milgram du laboratoire à la télévision : enjeux éthiques, politiques et scientifiques. Les Cahiers Internationaux de Psychologie Sociale, 92, 397-420. https://doi.org/10.3917/cips.092.0397 

 

Citer cet article de blogue:  

de la Sablonnière, R. (2024). Individus et sociétés : regards scientifiques. (Article de blogue no. 9). Comprendre l’obéissance à l’autorité. Laboratoire sur les changements sociaux, l’adaptation et le bien-être et Projet InterCom. Université de Montréal. 

 

Édition et mise en page: Florence Jarry  

 

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