Individus et sociétés : regards scientifiques

Par Roxane de la Sablonnière, Ph.D.
Professeure titulaire du département de psychologie de l'Université de Montréal
Directrice du laboratoire sur les changements sociaux, l'adaptation et le bien-être
Co-fondatrice du Projet InterCom


 

La cohésion sociale en temps d’incertitudes 

Article de blogue s'inspirant d'une chronique radio diffusée le 28 juillet 2022 par le Canal M à l’émission « Aux Quotidiens »  

 

Qu’est-ce que la cohésion sociale ?  

La cohésion sociale est la capacité qu’a une société d’assurer le bien-être de chaque personne, peu importe sa culture et ses valeurs. La cohésion sociale vise à minimiser les disparités entre les groupes et à faire en sorte que les citoyen.ne.s développent un sentiment d’appartenance à leur société. Le niveau de cohésion sociale peut évoluer au cours de grands changements sociaux.  

Les sciences sociales expliquent les fluctuations de la cohésion sociale par la théorie de l’effritement social (Svensson & Elntib, 2021). Lors d’une crise, la cohésion sociale est d’abord plus forte, pour ensuite baisser et éventuellement remonter à son niveau de départ.  

Durant la pandémie, au Québec comme ailleurs dans le monde, la cohésion sociale s’est transformée. Au cours des premiers mois de la crise, la cohésion a d’abord augmenté : les gens se rassemblaient derrière les arcs-en-ciel et se mobilisaient activement en s’entraidant. Par exemple, les entreprises comme la Société de transports de Montréal (STM) offraient le transport gratuitement et les employé.e.s du système de la santé allaient au front pour que nous puissions traverser la crise.   

Cependant, en réalisant que la crise durerait plus longtemps et serait plus intense que prévu, la population a montré des signes d’épuisement. La cohésion sociale s’est effritée et nous avons vu émerger le besoin d'attribuer la cause du virus à un ou plusieurs groupes d’individus (Chevalier et al., 2024).  

 

La théorie du bouc émissaire : les résultats de notre étude 

Lorsque la pandémie a débuté, nous avons lancé une recherche qui visait à comprendre comment se comportaient les gens dans le contexte de la pandémie. Dans le cadre de cette recherche, nous avons demandé à plus de 2000 personnes de nommer périodiquement qui ou quoi, selon elles, était responsable de la crise de la COVID-19. En psychologie sociale, on explique ce processus par la théorie du bouc émissaire. Cette théorie suggère que lorsqu'une personne est frustrée par une situation qu'elle ne peut pas changer, elle peut transférer sa colère sur une cible plus accessible pour soulager sa frustration (Kassin et al., 2016).  

Au départ, la crise sanitaire et ses conséquences étaient attribuées aux personnes d’origine chinoise. Des actes haineux envers les personnes d'origine chinoise ont été rapportés dans les médias et nous entendions l’expression « virus chinois ». Les résultats de notre étude indiquent qu’au début de la pandémie, les Canadien.ne.s nommaient davantage les personnes d’origine chinoise ou la Chine comme responsables de la pandémie. Ensuite, les individus qui ne respectaient pas les mesures sanitaires étaient considérés comme responsables, puis les individus anti-vaccins. Avec le temps, la dissension s’est faite sentir entre différents groupes et les mesures sanitaires ont été de plus en plus contestées. Les résultats le montrent également : avec le temps, les participant.e.s mentionnaient moins la Chine ou les personnes d'origine chinoise et davantage les personnes qui ne respectaient pas les mesures sanitaires en vigueur.  

L’attribution de la responsabilité de la crise à un groupe cible peut se faire inconsciemment et participe à l’effritement de la cohésion sociale. À la suite d’une crise sociale importante, il est possible que la société retrouve son état d’équilibre et il est nécessaire de prendre des actions concrètes pour faciliter le processus. 

 

Une piste de solution : prendre conscience de ses biais 

Une des pistes de solutions permettant de favoriser la cohésion sociale en temps de pandémie ou de crise est de prendre conscience de ses biais cognitifs.

Les biais cognitifs sont des raccourcis mentaux que nous prenons, des généralités, qui sont la plupart du temps inconscients. Les biais peuvent avoir certains avantages. Ils nous permettent notamment de fonctionner d’une manière cohérente dans la vie de tous les jours et de prendre des décisions rapidement. Cependant, ces raccourcis nous éloignent parfois de la réalité et peuvent nous induire en erreur dans certaines situations. 

Un des biais cognitifs les plus importants est le biais pro-endogroupe, ce qui signifie que nous avons tendance à favoriser les personnes qui appartiennent à notre propre groupe, au détriment des autres groupes. Si je fais partie d’un groupe (p. ex., une équipe sportive ou un groupe culturel), je pourrais penser que mon groupe est meilleur que les autres groupes. Nous revenons ici à la distinction entre le « nous » et le « eux » qui est liée à l’effritement de la cohésion sociale. La notion centrale ici est : qui se ressemble s’assemble. Nous avons la tendance naturelle de fréquenter des individus qui partagent de nombreuses similitudes avec nous, et d’avoir un nombre plus faible de contacts avec des individus différents de nous. C’est également le cas pour les opinions et les valeurs. Par exemple, si vous êtes en faveur du port du masque, il y a bien des chances que vos ami.e.s le soient aussi, même s’il peut y avoir des exceptions.   

Pendant la pandémie, plusieurs ont perdu leurs repères. Par exemple, un.e adolescent.e qui allait voir son ami.e quand elle ou il se sentait mal s’est vue privé.e de ce soutien durant la pandémie. Dans de telles périodes d’incertitudes, l’être humain cherche à retrouver ses repères. Certaines personnes vont se rapprocher davantage des gens qui leur ressemblent et d’autres vont carrément s’isoler des gens qui sont différents d’elles, voire les rejeter.

Si nous fréquentons seulement des gens issus de notre propre groupe, nous sommes encore moins exposé.e.s aux réalités ou aux opinions différentes des nôtres. Nous tentons de blâmer l’autre, de lui attribuer des intentions et de le dévaloriser. Notre pensée peut devenir extrême et nous pouvons développer une hostilité envers celles et ceux qui sont différent.e.s de nous. Il a été démontré que cette tendance influence négativement la cohésion sociale (Ramos-Vidal et al., 2019).   

Pourtant, la personne en face de nous a toutes les chances de ne pas être telle que nous l’imaginons. Par exemple, tous les anti-vaccins ne sont pas conspirationnistes et tous les pro-vaccins ne sont pas des moutons qui suivent aveuglément les consignes gouvernementales. La bonne nouvelle : il est possible de prendre conscience de nos biais, de nos réponses automatiques envers les autres, et de faire des choix conscients pour traiter les autres avec respect.

 

Conclusion 

Si nous désirons mieux vivre ensemble et tirer des leçons de la pandémie pour les crises futures, nous devons apprendre à entrer en contact et à coopérer avec les personnes qui pensent différemment de nous, ou qui appartiennent à d’autres groupes.

Notre nature humaine nous a doté de mécanismes psychologiques qui nous aident à fonctionner. Ces mécanismes peuvent, selon le contexte, soit nous aider à fonctionner ensemble, soit diminuer notre capacité à interagir harmonieusement.

La première étape pour tendre vers un climat social plus harmonieux est de prendre conscience de nos biais afin d’agir de manière à favoriser la cohésion sociale, même en temps de crise et d’incertitudes.  

 


 

Références 

Chevalier, M., de la Sablonnière, R., Harel, S.-O., Ratté, S., Pelletier-Dumas, M., Dorfman, A., Stolle, D., Lina, J.-M., & Lacourse, É. (2024). Who’s to blame for the COVID-19 pandemic? Perceptions of responsibility during the crisis using text mining and latent Dirichlet allocation. Social Sciences & Humanities Open, 9, 100825. https://doi.org/10.1016/j.ssaho.2024.100825 

de la Sablonnière, R., Dorfman, A., Pelletier-Dumas, M., Lacourse, É., Lina, J. M., Stolle, D., Taylor, D. M., Benoit, Z., Boulanger, A., Caron-Diotte, M., Mérineau, S., & Nadeau, A. (2020). COVID-19 Canada : La fin du monde tel qu’on le connaît ? (Rapport technique N° 1). Présentation de l’enquête COVID-19. Université de Montréal. 

Fonseca, X., Lukosch, S., & Brazier, F. (2019). Social cohesion revisited: A new definition and how to characterize it. Innovation: The European Journal of Social Science Research, 32(2), 231-253. https://www.shortcogs.com/biais/biais-pro-endogroupe 

Kassin, S., Fein, S., & Markus, H. R. (2016). Social Psychology. Cengage Learning. https://books.google.ca/books?id=JFpdzgEACAAJ 

Ramos-Vidal, I., Villamil, I., & Uribe, A. (2019). Underlying dimensions of social cohesion in a rural community affected by wartime violence in Colombia. International Journal of Environmental Research and Public Health, 16(2), 195. http://dx.doi.org/10.3390/ijerph16020195 

Svensson, S. J., & Elntib, S. (2021). Community cohesion during the first peak of the COVID-19 pandemic: A social antidote to health anxiety and stress. Journal of Applied Social Psychology, 51, 793-808. https://doi.org/10.1111/jasp.12800

 

Citer cet article de blogue :  

Chabot, B., Danielewski, A., François, A., Rouillard, K., Tadj, A., & de la Sablonnière, R. (2024). Individus et sociétés : regards scientifiques. (Article de blogue no. 11). La cohésion sociale en temps d’incertitudes. Laboratoire sur les changements sociaux, l’adaptation et le bien-être et Projet InterCom. Université de Montréal.

 

Édition et mise en page : Florence Jarry  

 

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