Individus et sociétés : regards scientifiques

Par Roxane de la Sablonnière, Ph.D.
Professeure titulaire du département de psychologie de l'Université de Montréal
Directrice du laboratoire sur les changements sociaux, l'adaptation et le bien-être
Co-fondatrice du Projet InterCom


 

Comprendre la situation incompréhensible en Ukraine à l’aide de la catégorisation sociale

Article de blogue s'inspirant d'une chronique radio diffusée le 11 mars 2022 par le Canal M à l’émission : « Aux Quotidiens ». 

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Comprendre l’incompréhensible de la situation en Ukraine  

La situation en Ukraine est très préoccupante, étant donné le nombre de personnes tuées chaque jour et le fait que, depuis le début du conflit, plus de 14 millions de personnes ont dû se réfugier dans d’autres pays afin d’assurer leur survie et celle de leur famille. Même en Russie, sur le plan économique, la population se retrouve en situation difficile.  

Au Québec, comme ailleurs dans le monde, il y a une incompréhension profonde à l’égard de l’invasion de la Russie en Ukraine. Le contexte géopolitique est complexe et ne pourrait être présenté ici en quelques lignes. Les relations entre l’Ukraine et la Russie s’insèrent dans une histoire qui remonte au 9e siècle. La période soviétique aura été particulièrement trouble pour l’Ukraine, qui a réclamé son indépendance en 1991. Afin d’apporter un éclairage sur ce conflit, il est tout de même possible d’appréhender cette situation sous l’angle de la catégorisation sociale et des relations intergroupes en s’appuyant sur des théories classiques de la psychologie sociale. Nous tenterons ici d’illustrer ces processus psychologiques avec l’exemple du conflit en Ukraine. Ceci peut également permettre de dissiper un peu le brouillard de l’incompréhension par rapport à deux questions principales : pourquoi deux peuples slaves s’affrontent-ils ?  Pourquoi Vladimir Poutine et les hauts dirigeants de la Russie en sont-ils venus au mode opératoire que l’on pourrait définir comme « diviser pour mieux régner » ? Des pistes de solution qui permettent d’éviter de s’engager sur la voie de la division et de tendre plutôt vers une meilleure cohésion sociale seront aussi présentées.

 

La catégorisation sociale et ses conséquences 

Pour comprendre son environnement et bien fonctionner, l’humain utilise la catégorisation. C’est un processus que nous réalisons sans même nous en rendre compte, qui nous amène à classer des objets ou des activités selon les similarités que nous percevons entre ceux-ci. Si notre regard croise une chaise ou une table, nous comprenons rapidement que ces objets appartiennent à la catégorie « meubles » et non à la catégorie « fruits ». Nous savons à quoi nous attendre de ces objets et ce que nous pouvons en faire. Cette catégorisation nous permet d’éviter de nous poser trop de questions quotidiennement. Or, lorsqu’elle est appliquée en contextes sociaux, et que des individus sont catégorisés, il est possible d’observer certaines conséquences négatives de la catégorisation. Par exemple : 

  1. Pendant la pandémie, la division entre les personnes vaccinées et la minorité non vaccinée a été renforcée par les autorités. 
  2. Des résident.e.s de l’Ukraine d’origine africaine ont subi de lourdes conséquences. Plusieurs rapportent qu’ils ont été victimes de discrimination, qu’ils n’étaient pas traité.e.s comme les Ukrainien.ne.s blanc.he.s lors du processus d’évacuation des civils. 
  3. La discrimination en emploi des immigrant.e.s ou de certains groupes minoritaires est encore bien présente ici au Québec.  

Si nous revenons à la situation de l’Ukraine et de la Russie, il est possible que certain.e.s individu.e.s russes catégorisent les Ukrainien.ne.s et pensent que ce sont des personnes très différent.e.s d'elleux. On rapporte aussi que les autorités russes auraient propagé l’information selon laquelle la société ukrainienne serait noyautée par des groupes néonazis et d’extrême droite. Le « eux-nous » est ainsi renforcé et le rejet de l’autre est poussé à son extrême avec l’invasion de l’Ukraine par la Russie.  

Les dirigeant.e.s connaissent le phénomène de la catégorisation sociale, elles et ils s’en servent pour atteindre leurs objectifs. C’est pourquoi l’expression « diviser pour mieux régner » n’est pas anodine. Cette stratégie est utilisée dans les régimes totalitaires, mais aussi dans les démocraties. On se souvient par exemple des camps du « Oui » et du « Non » lors des référendums sur la souveraineté du Québec. 

Bref, la catégorisation poussée à l’extrême, peut susciter des conflits violents entre les groupes. Deux peuples slaves, qui étaient vus comme « frères », sont maintenant perçus comme deux groupes totalement différents. 

 

Des pistes de solution
Il y a trois façons de contrer les effets négatifs de la catégorisation causant la division sociale.  

1. Miser sur les similarités 

La première façon est de faire ressortir les similarités et les points communs entre les deux groupes. Nous sommes moins portés à entrer en conflit si nous nous percevons comme similaires. Par exemple, ces deux peuples slaves partagent une histoire commune depuis l’époque médiévale et celle-ci pourrait être mise de l’avant afin d’en faire ressortir les similarités. 

2. Appliquer la catégorisation supraordinale 

La deuxième façon de contrer la catégorisation sociale est de faire en sorte que les deux groupes se voient inclus dans un groupe ou une catégorie plus large. Pour cela, il faut comprendre qu’il est possible de catégoriser les individus à différents niveaux. Par exemple, une chaise et une table sont des meubles si on les compare avec des fruits, mais si l’on compare des meubles entre eux, on peut voir qu’il y a différentes sous-catégories de chaises (droites, longues, tabourets, etc.) et de tables (basses, à café, à manger, etc.). Le même principe s’applique aux êtres humains. On peut catégoriser les personnes vivant en Ukraine et en Russie selon leur nationalité, mais aussi selon leur appartenance à un groupe plus large, par exemple les Slaves. Ce faisant, les deux groupes sont vus comme moins distants, et même se voir comme un seul groupe. Sans oublier que nous sommes tous des êtres humains et des citoyen.ne.s du monde. Des recherches récentes ont démontré que les personnes qui se qualifient de « citoyen.ne.s du monde », comparativement à « citoyen.ne.s de leur pays », sont plus ouvertes à l’autre et catégorisent moins les êtres humains.  

3. Identifier des buts communs 

La troisième façon est de trouver des buts communs aux deux groupes, afin de les amener à travailler ensemble. Dans une étude très connue en psychologie sociale, le psychologue américain Muzafer Sherif avait provoqué une forte rivalité entre des jeunes qui fréquentaient deux camps de vacances différents. Les relations entre les deux groupes étaient extrêmement tendues, jusqu’à ce que ce même chercheur simule un manque d’eau potable dans les deux groupes. Les jeunes des deux groupes ont alors travaillé ensemble afin de régler le problème (Sherif, 1958). 

 

Conclusion 

La guerre en Ukraine peut être abordée pour illustrer le principe de la catégorisation sociale, mais ce phénomène s’applique dans tout conflit, qu’il soit petit ou grand. Pensons à ce qui arrive actuellement en Palestine, mais également au Soudan ou à Haïti. Ces conflits sont tout aussi dramatiques et ont un grand coût en termes de souffrance et de pertes de vies humaines. Il faut également nous demander si le fait que certains conflits passent sous notre radar n’est pas également dû au phénomène de la catégorisation sociale, qui fait en sorte que nous nous sentons davantage concernés par la souffrance des gens qui nous ressemblent. 

 


 

Références 

Gaertner, S. L., & Dovidio, J. F. (2014). Reducing intergroup bias: The Common Ingroup Identity Model. Psychology Press. 

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McFarland, S., Hackett, J., Hamer, K., Katzarska‐Miller, I., Malsch, A., Reese, G., & Reysen, S. (2019). Global human identification and citizenship: A review of psychological studies. Political Psychology, 40(S1), 141–171. https://doi.org/10.1111/pops.12572 

Tajfel, H., Billig, M. G., Bundy, R. P., & Flament, C. (1971). Social categorization and intergroup behaviour. European Journal of Social Psychology, 1(2), 149–178. https://doi.org/10.1002/ejsp.2420010202 

Turner, J. C., Hogg, M. A., Oakes, P. J., Reicher, S. D., & Wetherell, M. S. (1987). Rediscovering the social group: A self-categorization theory. Basil Blackwell. 

Reysen, S., & Katzarska-Miller, I. (2013). A model of global citizenship: Antecedents and outcomes. International Journal of Psychology, 48(5), 858-870. https://doi.org/10.1080/00207594.2012.701749 

Sherif, M. (1956). Experiments in group conflict. Scientific American, 195(5), 54-59. https://www.jstor.org/stable/24941808 

Sherif, M. (1958). Superordinate goals in the reduction of intergroup conflict. American Journal of Sociology, 63(4), 349-356. https://www.jstor.org/stable/2774135 

Stone, C. H., & Crisp, R. J. (2007). Superordinate and subgroup identification as predictors of intergroup evaluation in common ingroup contexts. Group Processes & Intergroup Relations, 10(4), 493-513. doi: 10.1177/1368430207081537  

 

Édition et mise en page: Florence Jarry

 

Pour citer cet article de blogue:

Caron-Diotte, M., & de la Sablonnière, R. (2024). Individus et sociétés : regards scientifiques. (Article de blogue no. 7). Comprendre la situation incompréhensible en Ukraine à l’aide de la catégorisation sociale. Laboratoire sur les changements sociaux, l’adaptation et le bien-être et Projet InterCom. Université de Montréal. 

 

 

 

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